lundi 9 mai 2016

De l'usage du 49-3, par Louis SAISI

De : Louis SAISI
Envoyé : dimanche 8 mai 2016 14:20
Objet : De l'usage du 49-3...




Chers amis,

De manière plus ou moins voilée, le Gouvernement  brandit la menace de faire usage de l’article 49-3 de la constitution pour faire passer en force la loi dite « loi travail »… Il nous semble difficile de souscrire à un tel choix politique. 

Vous trouverez ci-dessous et en envoi attaché, quelques réflexions sur ce sujet.

Revenons à l’essentiel du débat qui pourrait se résumer en trois points :

  
I/ La France appartient aux « démocraties » dites « parlementaires » dans lesquelles le Parlement fait la loi.

Cela se traduit par le fait que le Parlement dispose de trois prérogatives :

- l’initiative des lois, d’ailleurs très largement partagée avec le Gouvernement qui a déjà pris une part prépondérante dans ce domaine au point que la majorité des lois sont d’initiative gouvernementale ;

- le vote des lois : le Parlement se prononce sur un texte qu’il a ainsi le droit d’adopter ou de rejeter à la majorité de ses membres ;

- le droit d’amender les lois, quelle que soit leur origine (parlementaire ou gouvernementale). La raison en est qu’en cas de désaccord avec une partie d’un texte ou sur tel ou tel point précis, voire de détail, le Parlement, plutôt que de rejeter le texte dans sa totalité, a le droit de le modifier. Ce n’est pas « tout » ou « rien ».  

C’est cela même qui constitue le travail du Parlement et qui en fait sa raison d’être. Selon un principe rationaliste - que l’on n’invoque plus guère aujourd’hui -, nos Anciens avaient la faiblesse de penser que c’est de la discussion, de la confrontation des idées, que jaillit la lumière… En tout cas, au moins, le compromis…

Le droit d’amendement du Parlement est d’autant plus légitime que les textes d’origine gouvernementale ont été préparés le plus souvent en petits cénacles fermés au sein des cabinets ministériels avec le concours de conseillers - plus ou moins inspirés… et parfois occultes – et en tout cas toujours non élus… Lorsqu’un texte soulève des tempêtes d’oppositions ou une pluie d’amendements, si l’on peut concevoir que le Gouvernement en soit fort contrarié (l’exercice continu et prolongé du pouvoir ne rend guère enclin à l’écoute de la critique…), l’on est néanmoins en droit de se demander :


Merci à la CGT Haute-Vienne pour ce dessin

1°) si ce texte est opportun : ainsi, par exemple, dans le cas qui nous occupe, une remise en cause des grands principes du Code du Travail est-elle saine et souhaitable compte tenu de la transformation fondamentale de notre droit social qu’elle implique et porte ? Le regretté professeur CASSIN, prix Nobel de la Paix - qui a introduit les droits économiques et sociaux dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948 (voir notamment les articles 22, 23, 24, 25) – doit se retourner dans sa tombe… Rappelons enfin que le préambule de cette même Déclaration magnifique s’ouvrait ainsi : « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde »…

Pourtant, ce Gouvernement n’en est pas à ses premières difficultés avec la représentation parlementaire. En effet, quant à l’opportunité du texte sur la loi travail (ayant fait l’objet d’une curieuse appropriation personnelle, assez peu républicaine » par notre suffisante et télégénique Ministre du Travail : « ma loi »…), le Gouvernement actuel eût été bien inspiré de tirer les leçons de ses deux échecs précédents :

-   - Échec du projet de révision constitutionnelle en vue de permettre la ratification de la charte européenne des langues régionales ou minoritaires ;

-   - Échec du projet de révision constitutionnelle sur la déchéance de nationalité…

2°) s’il a été bien préparé : concertations avec tous les partenaires sociaux et non réception et prise en charge au sommet de l’Etat de la revendication unilatérale de l’un de ces partenaires…
Autrement dit, en cas de rejet global d’un texte par une grande partie de la classe politique, le Gouvernement récolte souvent ce qu’il a semé… 

Rappelons tout de même que cette hâte du Gouvernement à vouloir modifier au pas de charge plus d’un siècle de gestation du droit du travail est bien inquiétante…

II/ Le Code du Travail : une genèse progressive

En effet, la genèse du Code du Travail remonte au 14 mars 1896… Le député socialiste Arthur GROUSSIER déposait alors une proposition de loi sur la codification des lois ouvrières. Différentes propositions de lois et de résolutions dans ce domaine se succédèrent ensuite mais n'entrèrent en résonance qu'en 1906 avec le ministère VIVIANI qui envisageait la codification en quatre livres des lois ouvrières.

C’est ainsi que le premier livre du code du travail, intitulé Code du travail et de la prévoyance sociale, devait être adopté par la loi du 28 décembre 1910 qui portait sur les conventions relatives au travail (contrat d’apprentissage, contrat de travail, salaire et placement). Sa préparation prit toutefois du retard : compilant des lois qui existaient déjà (loi relative à la création des syndicats professionnels, loi de 1892 limitant à 11 heures par jour le temps de travail des femmes et des enfants, loi sur l'indemnisation des accidents du travail), il ne fut achevé que le 25 février 1927 avec l’adoption du livre III sur les groupements professionnels (entre-temps l’on avait renoncé à y inclure la partie relative à la « prévoyance sociale »).

1896… 1927 = 31 ans pour le « gros œuvre » du Code du Travail… Mais il continua à se construire ensuite. Et pour ne rappeler ici que les étapes essentielles, citons : les lois des 11 et 12 juin 1936 du Front populaire (extension des conventions collectives, l'institution de délégués du personnel, le relèvement des salaires, les 15 jours de congés payés et la semaine des 40 heures) ; 1945 (mise en place de la sécurité sociale) ;lois de 1982 (dites Lois Auroux) ; lois de 1998 et 2000fixant la durée légale du temps de travail salarié à temps plein à 35 heures par semaine, en moyenne annuelle, au lieu de 39 heures précédemment.

Ainsi le Code du Travail ne s’est pas fait en un jour mais sur plus d’un siècle, lequel fut jalonné de tensions sociales, de heurts, de luttes ou/et de compromis sociaux… pour donner une certaine expression du droit émanant du corps social lui-même et applicable dans l’entreprise dans les rapports des salariés avec leurs employeurs… Le code du Travail est monté des profondeurs du corps social et n’est pas le simple fruit résultant de l’exercice d’un trait de plume ou d’une législation purement formelle (cf. sur ce point la pensée lumineuse du Doyen DUGUIT sur les transformations et la socialisation du droit).

III/ Le 49/3 ? Pour quoi faire, et au nom de quoi ?

Certes, la Constitution prévoit au profit du Gouvernement l’usage du 49/3 qui constitue une recette du parlementarisme rationalisé puisque les députés sont soumis à la pression de la dissolution de l’assemblée en cas de dépôt et de vote d’une motion de censure. Et donc ils sont invités soit à se taire et laisser passer un texte - auquel ils n’adhèrent pas forcément -, soit à « tout casser » en ouvrant une crise ministérielle avec ce que cela comporte d’insécurité politique…

En principe, au moins si on lit attentivement les dispositions de l’article 49 de la Constitution, cet armement juridique du Gouvernement est conçu prioritairement pour le vote d’un projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale car le vote du budget est considéré par l’Exécutif comme nécessaire à ses objectifs politiques, de même que l’est le vote de la loi de financement de la sécurité sociale pour atteindre les objectifs de la politique de santé du Gouvernement. Dans les deux cas, il va de soi que, comme on le dit habituellement, l’argent est le nerf de la guerre… 

Certes, il est vrai aussi qu’aux termes mêmes de l’avant dernier alinéa de l’article 49 de la Constitution « Le Premier Ministre peut, en outre, recourir à cette procédure pour un autre projet ou une proposition de loi par session ».

Mais alors, mutatis, mutandis, sur les projets de loi ordinaire, il doit en être pareillement que pour le vote du budget ou de la loi de financement de la sécurité sociale (avec ici une exigence encore plus grande), à savoir que le texte en cause doit être considéré comme nécessaire, voire indispensable à l’action politique du Gouvernement. Est-ce le cas en l’occurrence ? La réponse est bien évidemment négative ! Qui peut croire décemment, et de bonne foi, que cette loi dite « loi travail » dans sa teneur actuelle est indispensable à la politique du Gouvernement ?

Si 94% de nos lois sont d'origine gouvernementale, c'est-à-dire émane des cabinets ministériels, c'est à dire de l'énarchie, cela doit bien évidemment avoir comme contrepartie la nécessité d’une active et forte présence parlementaire dans la discussion de leur contenu avec le droit d’amendement qui s’attache naturellement à toute discussion parlementaire.

Par ailleurs, si, du fait de la répartition des "matières" relevant des domaines de la Loi et du Règlement résultant des articles 34/37 de la Constitution, le nombre des lois a diminué - il est passé, selon le professeur Olivier DUHAMEL, d'une moyenne de 234 lois par an de 1947 à 1958 (sous la 4ème République) à une moyenne de 69 par an de 1959 à 1993 (cela fait donc une moyenne de moins de 6 lois par mois, ce qui n'est pas extraordinaire) -, cela  permet donc de dégager plus de temps pour leur discussion et adoption.

C’est dire que les exceptions à la règle du vote d’un texte de loi par le Parlement (application de l’article 24 de la Constitution) doivent être interprétées de manière stricte et ne pas devenir un moyen ordinaire - de même que la réforme constitutionnelle - pour gouverner sans le Parlement, voire contre le Parlement, avec ce qu’on appelle un « passage en force »…

Dans ce domaine, la gauche – si critique dans ses années de forte opposition au pouvoir gaulliste pour revendiquer la restauration du rôle du Parlement (on se souvient du livre « Le coup d’Etat permanent », brûlot de François MITTERRAND publié chez Plon en 1964) - n’a jamais brillé, une fois revenue aux affaires, par l’acceptation du rôle du Parlement. Pierre MAUROY fit usage,  en 3 ans, 5 fois du 49-3 pour faire adopter 5 textes.

Mais la palme en revient incontestablement au 2ème gouvernement de Michel ROCARD (24 juin 1988- 16 mai 1991) qui, durant ses 3 années d’existence, en fit usage pas moins de 12 fois…
Super, Nawak...


L’on comprend que le Premier Ministre Manuel VALLS inscrive ses pas dans celui de son mentor politique, lui-même initiateur de l’introduction de la pensée libérale dans ses années de contestation du leadership mitterrandien au sein du PS…   

Mais dans ce sillon, déjà en soi si discutable, il serait très aventureux pour l'avenir de la France, pour des raisons de commodité circonstancielle et sur un sujet aussi grave (la pétition contre le projet de loi gouvernemental a mobilisé plus de 1. 200 000 signatures et l’ensemble des syndicats de salariés et leur cohorte de manifestations) d’aggraver la crise aigüe de la « représentation » que nous connaissons aujourd’hui.

Cette véritable crise de confiance structurelle entre les citoyens et la classe politique dans son ensemble risque d’être confortée  par une telle « législation forcée » (l’expression est du professeur DUHAMEL déjà cité) bousculant la place de la représentation nationale dans des débats aussi essentiels que fondamentaux que ceux qui sont abordés par cette loi dont le Gouvernement, rappelons-le, est lui-même à l’origine.

De grâce ! Ne substituons pas l’argument d’autorité à celui du débat et de la démocratie. 

LS
Paris, le 8 mai 2016

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